NICOLAS FOURNIER

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LES MOULINS

2001 BOIRE / URINER, deux tambours à palettes mettant en rotation deux séries de soixante dessins, impression jet d'encre, 50 X 50 X 13 cm, collection FCAC, Genève MANGER / DÉFÉQUER, deux tambours à palettes mettant en rotation deux séries de soixante dessins, impression jet d'encre, 50 X 50 X 13 cm, avec détecteur de mouvement.

Les machines que bricole Nicolas Fournier à partir de fragments d'horloges à palettes telles qu'on en trouve dans les halls des gares et des aéroports, sont proches des engins régulièrement cités comme étant les ancêtres du cinématographe: phanéroscope, praxinoscope, Kinora des frères Lumières ... Leur déroulement saccadé, réglé par un petit moteur, à moins qu'il ne réclame l'action de la main, initie le regard à la vision fugitive des gestes essentiels qui jalonnent le quotidien de l'homme biologique. Des couples tout à fait prosaïques tels que manger/déféquer et boire/uriner permettent d'aborder la consécution dans un contexte immédiatement identifiable où les causes et les effets s'enchaînent avec une rassurante et assommante régularité.

Hervé Laurent

Le cinéma de Nicolas Fournier ne raconte pas d'histoire, il décrit des situations triviales, cantonnant la narration à l'évocation d'une suite réduite et doublement répétitive de gestes: la cuillère est amenée à la bouche puis retourne chercher la nourriture, la braguette est ouverte et refermée aussi longtemps que le spectateur ou la spectatrice veut bien accorder de l'attention à ces minuscules actions, car c'est un détecteur de présence qui lance les animations répétant la même séquence de gestes jusqu'à ce que la lassitude des regardeurs les fassent s'éloigner du cliquettement des plaques dessinées tournant autour de leur axe.

Ça semble un peu bête, non ? Sans doute, mais de cette bêtise on ne se défait pas par un rapide jugement de valeur. Son insistance, l'imposant déploiement dont elle fait l'objet dans les différents travaux de Nicolas Fournier, la constituent en question et cette question se pose comme un défi qu'il devient impossible de ne pas relever. L'éphémère-fixé-des-gestes-auxquels-on-ne-pense-pas constitue pour finir un corpus à l'égard duquel il n'est pas aussi facile de se situer qu'on aurait pu le croire.

À l'extension de ce malaise, plusieurs éléments concourent. Il y a d'abord cette pudeur du trait qui souligne les contours mais laisse deviner les formes qu'il cerne : les petits films de Nicolas Fournier sont souvent des autoportraits : cherchez les indices qui permettent d'identifier cette silhouette sans bouche ni yeux, sans visage. Vient ensuite le choix de la succession qui stylise l'action entre quelques poses légèrement trop éloignées les unes des autres pour qu'on puisse faire autre chose que compléter le mouvement, suppléer à la béance du regard par la reconstitution a posteriori de ce qu'il n'a pu apercevoir que de manière incertaine. Notre savoir pratique est ainsi sollicité et la validité de ses généralisations interrogée. Tout comme se trouve interrogée la fiabilité des informations que nous communiquent nos sens: quel lien stable établir entre le cliquetis parfaitement régulier des tourniquets d'images et l'évanescence des actions schématiquement décrites ? Le devenir enfin se trouve résumé à des couples qui assurent une version laïque, un peu cyniquement pipi-caca, des Métamorphoses d'Ovide ou des principes du rationalisme déterministe.

Nicolas Fournier entre en cousinage avec Fischli/Weiss lorsque ces derniers prétendent filmer " le cours des choses " en utilisant une chaîne de causalités physiques comme ressort du burlesque. Ce faisant, ils tordent le cou au sacro-saint principe du suspense dès lors qu’il apparaît clairement que toute cause produit inévitablement un effet qui à son tour sera la cause de l'effet suivant. L'impératif narratif ainsi exténué, les choses peuvent effectivement suivre leur cours, ce seul déroulement constituant un spectacle passionnant et indéfiniment drôle.

Avec les petits films animés de Nicolas Fournier, l'accent se déplace également de l'histoire à la pure factualité. La causalité sert ici encore à régler les problèmes de narration, le déterminisme apparaît une bonne fois pour toutes pour ce qu'il est : une pensée de l'efficacité bien peu palpitante. Ce qui l'est beaucoup plus, par contre, c'est cette traduction brève, épurée, cette notation essentielle des actes installée dans la répétition. L'éternel retour n'est ici éternel que le temps qu'il faut aux regardeurs pour échapper à la fascination que provoquent ces machines cinématographiques. Nicolas Fournier semble partager avec Nietzsche cette forme raffinée de fatalisme qui consiste à dire "voilà, c'est ça, il n'y a rien d'autre que ça" et à faire de ce constat le motif inépuisable de la joie. L'élégance de ses saynètes épurées invite à réévaluer les gestes infimes du quotidien. Leur poétique singulière ne se fixe pas dans une série d'images plus ou moins convaincantes, plus ou moins réussies, elle naît du réglage de leur débit, du flux de leur enchaînement.

 

Hervé Laurent